CHAPITRE 5
Sur la route du Château Asturias, Bard apprit une autre fâcheuse nouvelle ; son second lui dit que, trois jours après la bataille, les mercenaires de la Sororité de l’Épée avaient demandé à le voir, exigé la solde qui leur était due, puis avaient quitté le camp.
Bard en resta médusé.
— Je les payais généreusement, et, qui plus est, je leur avais accordé ma protection personnelle, dit-il, outré. Elles ont donné une raison ?
— Oui. Elles ont déclaré que vos hommes avaient violé les prisonnières de guerre, et que vous ne les aviez pas punis, dit l’officier. À parler franc, Seigneur général, bon débarras. Elles ont quelque chose qui me met mal à l’aise. Elles sont…
Il hésita, réfléchit, puis termina :
— … obsédées, c’est le mot. Je vais vous dire une chose, seigneur. Vous vous rappelez, à l’Ile du Silence, la vieille sorcière qui nous a lancé une malédiction ? Ces maudites Sœurs de l’Épée me font penser à elle, et à leur Déesse !
Bard fronça les sourcils. Cette mention de l’île du Silence lui faisait réaliser que Paul aurait dû être de retour depuis longtemps. À moins que la malédiction de l’île et d’Avarra ne se soit abattue sur lui également. Son officier se méprit et pensa que le souvenir de sa défaite le mettait en colère ; il se mit à contempler le sol, mal à l’aise.
— Je n’aurais jamais pensé qu’une bande de femmes pourraient nous chasser comme ça, Seigneur général. Elles sont toutes folles, elles et leur Déesse ! C’est malheureux d’avoir affaire à elles, et si vous voulez mon avis, seigneur, vous n’aurez plus affaire non plus à la Sororité. Le saviez-vous ? Elles ont payé la rançon des prisonnières de guerre, les femmes de la Sororité, je veux dire, et les ont emmenées avec elles. Elles ont dit qu’elles auraient dû combattre du même côté, qu’elles n’auraient jamais dû prendre les armes contre leur sœurs – et des sottises pareilles. Elles sont folles à lier. Je suis bien content qu’elles aient décampé.
— Elles n’ont pas tué les prisonnières ? Je croyais que, lorsqu’une femme de la Sororité se faisait violer, ses sœurs la tuaient si elle ne s’était pas tuée elle-même.
— Les tuer ? Non, seigneur, les gardes les ont entendues pleurer toutes ensemble dans les tentes. Et elles leur ont rendu leurs armes et donné des vêtements décents – les soldats avaient déchiré les leurs, si vous vous rappelez. Elles leur ont aussi donné des chevaux et sont toutes parties ensemble. Je vous le dis, on ne peut pas faire confiance à des femmes comme ça, elles n’ont aucun sens du loyalisme.
Quand il arriva au Château Asturias, il envoya prévenir son père et son frère, le Roi Alaric, de son retour, et, confiant son cheval à un palefrenier, il remarqua dans la cour le cheval que Paul montait en partant à l’île du Silence. Il se rendit en toute hâte à la salle du trône. Son père vint à sa rencontre et le prit dans ses bras, et Alaric s’avança en boitillant pour lui donner l’accolade de parent.
— Bard, ta Dame est ici. La Princesse Carlina.
Il le savait, mais il fut étonné que son père et Alaric fussent au courant.
— Vraiment ? grommela-t-il.
— Elle est arrivée il y a un moment dans une litière, escortée par ton écuyer, Paolo Harryl, dit Alaric. Mais je trouve toujours que tu devrais épouser Melisendra, Bard. Erlend est un fils trop remarquable pour être nedesto. Quand je serai couronné, je lui donnerai une patente de légitimité. Alors, il sera ton fils, que tu épouses ou non Melisendra !
— Elle se trouve dans ses anciens appartements ?
— Où, sinon ? dit Alaric, étonné. J’ai donné des ordres pour qu’on l’y conduise et mis des femmes à son service. Elle avait voyagé tout le jour en litière et devait être sale et fatiguée.
Etait-il possible que Carlina fût revenue volontairement ? se demanda Bard.
— Paolo a dit qu’elle était trop fatiguée du voyage pour voir personne, reprit Alaric, mais que je devrais lui envoyer des femmes pour la servir. C’est la fille du Roi Ardrin, et ton épouse. Quand tu te marieras, je pourrai refermer les catenas moi-même, si tu veux : on prétend que c’est un honneur si le roi s’acquitte lui-même de cette cérémonie.
Bard remercia son frère et lui demanda la permission de se retirer. Alaric eut un sourire enfantin.
— Tu n’as pas à me le demander, Bard. J’oublie tout le temps que je suis le roi et que je dois donner à tout le monde l’autorisation d’aller et venir, même à père. Tu ne trouves pas que c’est bête ?
On lui avait assigné un appartement proche de celui de Carlina. Quand il y entra, Paul l’attendait.
— Je suppose que ta mission a été couronnée de succès, dit-il, ironique. T’a-t-elle suivi volontairement ?
Paul secoua la tête avec regret, montrant une longue égratignure sur sa joue.
— Le premier soir, j’ai eu la sottise de la laisser sortir seule, en desserrant ses liens pour qu’elle puisse se soulager. C’est la seule fois où j’ai commis cette faute. Heureusement, aucun de mes hommes n’était originaire d’Asturias ni ne savait qui elle était. C’étaient tous des mercenaires d’Hammerfell et d’Aldaran, et la plupart ne parlaient pas sa langue. Mais quand elle a vu où je l’avais amenée – dans sa maison natale – elle m’a donné sa parole d’honneur de ne pas chercher à s’échapper ce soir. J’ai pensé qu’il serait trop humiliant pour elle de revenir dans sa maison, ligotée comme un sac de linge sale, alors j’ai accepté sa parole. Le roi lui a envoyé des servantes. Je pense que tu la trouveras un peu apprivoisée – je ne l’ai pas touchée, sauf quand j’ai dû l’assommer – et je n’ai pas porté la main sur elle jusqu’à ce qu’elle me griffe. Et même alors, je l’ai attachée comme un sac de haricots et l’ai jetée dans la litière. Sans employer plus de force qu’il n’était absolument nécessaire, je te le jure.
— Oh, je te crois, dit Bard. Où se trouve-t-elle en ce moment ?
— Dans ses appartements. D’ici demain, je suppose que tu parviendras à la dissuader de partir, ou que tu posteras toi-même un garde à sa porte, dit Paul.
Il se demanda si c’était le moment de parler à Bard de Melisendra, et opta pour la négative.
Bard appela son serviteur personnel, et se fit raser et habiller. Il voulait donner à Carlina le temps de se reposer après ce voyage épuisant, et de se faire belle. Il espérait contre tout espoir que Carlina serait heureuse de le voir et résignée à leur mariage. Bien sûr, elle s’était débattue lors de son enlèvement, mais, de retour dans sa maison, elle avait bien voulu donner sa parole. Cela signifiait, sans aucun doute, qu’elle ne craignait rien. Carlie savait bien qu’il ne toucherait jamais un cheveu de sa tête. Après tout, elle était sa femme, de par toutes les lois divines et toutes celles des Cent Royaumes !
À l’approche de Bard, le garde posté devant la porte de Carlina se mit au garde-à-vous, et Bard, lui rendant son salut, se demanda si Paul avait mis en doute la parole de Carlina. Mais pourquoi ? Sans doute Carlina, enlevée si soudainement et sans un mot, avait-elle craint d’être kidnappée, retenue contre rançon ou forcée de faire un mariage d’État avec un inconnu. Mais le fait qu’elle avait donné sa parole signifiait certainement qu’elle était heureuse de se retrouver chez elle ?
Il trouva Carlina dans sa chambre à coucher, endormie sur le lit. Elle était pâle et enfantine, et vêtue d’une robe noire très simple ; elle s’était enveloppée dans une grosse cape noire, comme dans une couverture. Ses yeux rougis par les larmes se détachaient sur la pâleur ivoirine de son visage. Il n’avait jamais pu supporter les larmes de Carlina. Au bout d’un moment, elle ouvrit les yeux et le regarda, le visage convulsé de frayeur. Puis elle s’assit tout d’une pièce, resserrant sa cape noire autour d’elle.
— Bard, dit-elle, battant des paupières. Oui, c’est bien toi cette fois, n’est-ce pas ? Qui était l’autre – un de tes frères bâtards des Heller ? Tu ne me feras pas mal, hein Bard ? Après tout, nous avons été élevés ensemble, nous avons joué ensemble.
Elle soupira, et il en éprouva un immense soulagement.
Il dit, se raccrochant à un détail sans importance :
— Comment le savais-tu ?
— Oh, vous vous ressemblez beaucoup, c’est certain, dit-elle. Même vos voix sont identiques ; mais je l’ai griffé jusqu’à l’os en pensant qu’il s’agissait de toi. Pourtant, puisqu’il n’était qu’un instrument dans ta main, je lui dois peut-être des excuses.
Il revint à ce qu’elle avait dit quelques instants plus tôt.
— Je ne te ferai aucun mal, Carlie. Après tout, tu es ma femme, et en ce moment même le Roi d’Asturias attend pour nous unir par les catenas. Ce soir te conviendrait-il, ou préfères-tu attendre qu’on prévienne ta parenté ?
— Ni ce soir ni jamais, dit Carlina, ses mains d’une pâleur de cadavre serrant sa cape noire. J’ai prêté serment, aux prêtresses d’Avarra et à la Mère, de consacrer ma vie à la prière et à la chasteté. J’appartiens à Avarra, non à toi.
Le visage de Bard se durcit.
— Qui est infidèle à son premier serment sera infidèle aussi au deuxième, dit-il. Avant de prêter serment à Avarra, tu as été ma fiancée à la face du monde !
— Mais pas mariée, rétorqua Carlina, et des fiançailles peuvent se rompre, l’union n’étant pas consommée ! Tu n’as pas plus de droits sur moi que… que… que ce garde posté devant ma porte !
— C’est une question d’opinion. Ton père t’a donnée à moi…
— Et m’a reprise quand il t’a condamné à l’exil !
— Je nie qu’il en avait le droit.
— Et je n’accepte pas son droit de me donner à toi sans mon consentement ; comme ça, nous sommes quittes, lui lança Carlina, les yeux étincelants.
Bard pensa qu’il ne l’avait jamais vue si belle, les joues roses d’indignation, les yeux flamboyants de colère. D’autres femmes l’avaient défié ou refusé avant elle, mais il n’en avait attendu aucune aussi longtemps. Maintenant, l’attente était terminée. Elle ne quitterait pas cette chambre avant d’être devenue sa femme en fait, comme elle l’était en droit depuis tant d’années. Il était excité par sa présence, et par le défi qu’il y avait dans ses yeux et dans sa voix. Même Melisendra ne lui avait pas résisté comme ça. Aucune femme n’avait jamais pu lui résister, sauf Melora et elle… Avec colère, il écarta Melora de son esprit. Elle n’était rien pour lui. Elle était partie.
— Bard, je n’arrive pas à croire que tu pourrais me faire du mal. Nous avons été élevés ensemble. Je ne t’en veux pas ; laisse-moi retourner à l’île et à la Mère, et j’intercéderai auprès d’elle pour que tu ne sois ni puni ni maudit.
— Je me soucie des malédictions comme de ça, dit-il, faisant claquer ses doigts, qu’elles viennent d’Avarra ou d’une autre !
Carlina eut un geste pieusement horrifié.
— Je t’en supplie, ne prononce pas de tels blasphèmes ! Bard, renvoie-moi dans l’île.
Il secoua la tête.
— Non. Quoi qu’il arrive, cela est terminé. Ta place est ici, avec moi. Je te conjure de remplir ton devoir envers moi et de devenir ma femme dès ce soir.
— Non, jamais.
Ses yeux se remplirent de larmes.
— Oh, Bard, je ne te hais pas. Tu étais mon frère adoptif, avec Geremy et le pauvre Beltran ! Nous avons tous grandi ensemble, et tu étais toujours gentil avec moi. Alors, sois encore gentil maintenant, et n’exige pas cela. Il y a tellement de femmes que tu peux avoir, des dames de haut lignage, des leroni, des beautés – il y a Melisendra, qui est la mère de ton fils, un beau petit garçon. Pourquoi me veux-tu, moi, Bard ?
Il la regarda dans les yeux et dit avec sincérité :
— Je l’ignore. Mais il n’y a jamais eu aucune femme que j’aie désirée autant que toi. Tu es ma femme et je te posséderai.
— Bard…, dit-elle en pâlissant. Non. Je t’en supplie.
— Tu as rompu nos fiançailles par un tour de passe-passe, car notre union n’était pas consommée, mais tu ne me joueras pas le même tour aujourd’hui. Tu rempliras ton devoir envers moi, Carlina, de gré ou de force.
— Veux-tu dire que tu as l’intention de me violer ?
Il s’assit près d’elle sur le lit, lui prenant la main.
— Je préférerais que tu sois consentante. Mais, d’une façon ou d’une autre, je t’aurai, Carlina, mieux vaudrait donc t’y résigner.
Elle lui arracha sa main et recula sur le lit, aussi loin de lui qu’elle le put, s’enveloppant le corps et le visage dans sa cape, sous laquelle il l’entendit pleurer. Il lui arracha la cape, bien qu’elle s’y cramponnât farouchement, et la jeta par terre avec colère. Il ne supportait pas de voir pleurer Carlina. Il n’avait jamais pu supporter ses larmes, même causées par l’écorchure d’un chaton. Il lui sembla qu’il la revoyait, à neuf ans, mince comme un fil, ses deux petites tresses dans le dos, se sucer le pouce en pleurant.
— Cesse de pleurer, Carlie ! Je ne le supporte pas ! Crois-tu que je pourrais jamais te faire du mal ? Je n’en ai aucune envie, mais je ne veux pas que tu m’échappes une fois de plus sous ce prétexte. Tu ne m’en voudras pas, après, je te le jure. Aucune femme n’a jamais regretté, après.
— Tu le crois vraiment, Bard ?
Il ne prit même pas la peine de répondre. Il ne croyait pas, il savait. Les femmes avaient toujours toutes sortes d’excuses pour s’empêcher de faire ce qu’elles désiraient. Il se rappelait Lisarda, cette petite traînée, qui n’avait pas regretté, après, elle non plus ; elle aimait ça ! Mais l’éducation des femmes ne les encourageait pas à la sincérité en ces matières. Au lieu de répondre, il se pencha vers elle et la prit dans ses bras, mais elle se débattit et le griffa à la joue.
— Malédiction, Bard ! Maintenant, te voilà comme ton écuyer, et tu ne vaux pas mieux que lui.
Sa frustration impuissante fit place à la colère ; il lui saisit les mains, brutalement, les enserrant toutes les deux dans la sienne.
— Arrête, Carlie ! Je n’ai pas envie de te faire mal, mais tu m’y forces !
— Tu arrives toujours à te justifier, hein ? lui lança-t-elle avec rage. Pourquoi te faciliter les choses ?
— Carlie, tu n’arriveras pas à me persuader de renoncer, par la raison ou la ruse. Je t’aurai, un point c’est tout, et, bien que je ne veuille pas te faire mal, je ferai tout ce qu’il faut pour te réduire au silence. Je t’ai laissée m’échapper autrefois, et tous mes malheurs sont venus de là. Si Geremy n’était pas venu s’interposer à cette fête du solstice, tu serais ma femme et nous aurions vécu heureux depuis ; Beltran serait encore en vie…
— Tu ne vas pas m’accuser de sa mort ?
— Je t’accuse de tout ce qui m’est arrivé depuis que je t’ai permis de me repousser, dit-il, furieux maintenant, mais je veux bien quand même, en t’épousant, te donner l’occasion de te racheter !
— Me racheter ? Tu dois avoir perdu l’esprit, Bard !
— Tu me dois cela, au moins ! Maintenant, si tu voulais bien ne pas faire de simagrées, ce pourrait être aussi agréable pour toi que pour moi. Mais, consentante ou non, je suis plus fort que toi, et, si tu es raisonnable, tu comprendras qu’il est inutile de résister. Tiens, dit-il, tirant sur son châle, déshabille-toi !
— Non ! cria-t-elle d’une voix hystérique, reculant de terreur.
Bard serra les dents. Si la petite tigresse avait décidé de se battre, c’était le moment de l’arrêter. Il jeta le châle, saisit le haut de sa tunique, la déchira jusqu’en bas, puis la jeta par terre. La sous-tunique suivit, dont la mince étoffe céda facilement. Elle lui griffait les mains et lui martelait le visage, mais il n’y prêtait pas attention. Il la souleva, malgré ses gesticulations frénétiques, et la lâcha au beau milieu du lit, puis s’allongea près d’elle. Elle lui donna des coups de pied, et il répondit par une gifle magistrale. Elle se recroquevilla dans sa mince chemise, et se mit à pleurer.
— Carlie, ma chérie, mon amour, je ne veux pas te faire mal, mais ça n’a aucun sens de me résister.
Il essaya de la serrer dans ses bras, mais elle détourna la tête et pleura, évitant sa bouche qui cherchait la sienne. Furieux de ces larmes alors qu’il ne ressentait que tendresse, il la gifla une seconde fois. Elle cessa de résister et s’immobilisa, le visage inondé de larmes. Maudite fille ! Ça aurait pu être si agréable pour tous les deux ! Pourquoi l’avait-elle forcé à cela ?
Enragé – et en même temps excité – par la façon dont elle gâchait ce moment auquel il rêvait depuis tant d’années, il se jeta sur elle, soulevant sa chemise et lui écartant brutalement les jambes de la main. Elle arqua le corps et essaya de le rejeter, mais il pressa sur elle de tout son poids. Le souffle coupé, elle s’immobilisa, recroquevillée et sanglotante. Elle ne résista plus, et pourtant il savait qu’il lui faisait mal ; il la vit se mordre les lèvres jusqu’au sang. Il voulut effacer d’un baiser les gouttelettes de sang, mais elle détourna vivement la tête, rigide dans ses bras comme un cadavre. Ses larmes qui continuaient à couler semblaient en elle la seule chose vivante.
— Seigneur général…
La voix arrêta Paul qui traversait le hall. Un instant, il se dit que Bard venait d’apparaître dans le couloir voisin, puis il réalisa qu’on s’adressait à lui. Ainsi, maintenant, il ressemblait à Bard à s’y méprendre ! Il allait révéler son identité, quand il réalisa que personne ne devait se douter que Bard et Paolo Harryl se ressemblaient à ce point. Il fouilla vivement sa mémoire pour retrouver le nom de l’homme.
— Lerrys.
L’homme considéra l’écorchure que Paul avait au visage.
— On dirait que vous vous êtes disputé avec une de ces sorcières en rouge, gloussa-t-il. J’espère que vous lui avez arraché son anneau de l’oreille, seigneur.
En casta, la phrase était à double sens, et, bien que la plaisanterie fût moins fine que celles qu’il aurait trouvées drôles sur son monde, Paul rit avec bonhomie et ne répondit pas, sauf par un sourire entendu.
— Il paraît qu’elles ont toutes déserté, seigneur. Vous allez les punir, les exiler ou autre chose ? Ça amuserait la troupe, et apprendrait aux femmes à rester à leur place.
Paul secoua la tête.
— Les faucons ne chassent pas les oiseaux de volière. Qu’elles s’en aillent, et bon débarras, dit-il, entrant pensivement dans son appartement.
Comme il l’avait prévu, Melisendra l’attendait. Lui mettant les bras autour du cou, elle l’embrassa, et il réalisa qu’en revenant de l’Ile du Silence, il n’avait cessé d’attendre ce moment. Comment une femme pouvait-elle l’affecter ainsi ?
— Erlend va bien ?
— Assez bien, mais je voudrais l’envoyer à la campagne où il serait en sûreté, dit-elle. Ou, mieux encore, dans une Tour. Quoique…, ajouta-t-elle en pâlissant, après ce qui est arrivé à Hali, je ne suis plus si sûre qu’on soit en sécurité dans une Tour, ni nulle part dans le pays, d’ailleurs.
— Envoie-le à la campagne si tu le veux, dit Paul. Je suis sûr que Bard ne s’y opposera pas ; mais pourquoi penses-tu qu’il n’est pas en sécurité ici, Melisendra ?
— J’ai du sang Aldaran, dit-elle, hésitante, et le laran de la précognition appartient à cette lignée. Chez moi, il n’est pas fiable – je ne peux pas toujours le contrôler. Mais parfois… C’est peut-être seulement l’appréhension… mais j’ai vu du feu, du feu dans ce château, et une fois, en regardant le Roi Alaric, j’ai vu son visage entouré de flammes…
— Oh, ma chérie !
Paul la serra très fort, réalisant soudain que, si quelque chose lui arrivait, ce monde et tous les autres perdraient pour lui tout intérêt et toute lumière. Qu’est-ce qui lui arrivait ?
Elle effleura de la main l’égratignure de son visage.
— D’où sors-tu cela ? C’est bien bénin pour une blessure de guerre.
— Et ce n’en est pas une, car je la tiens d’une femme, dit Paul.
Elle sourit et dit :
— Je ne demande jamais à un homme ce qu’il fait en campagne. J’imagine que tu n’as pas manqué de femmes, mais ne peux-tu pas en trouver de consentantes ? Et je n’en imagine pas une qui pourrait te repousser, mon bel amour.
Paul se sentit rougir au souvenir de la jolie rousse qu’il avait partagée avec Bard. Mais elle n’avait d’abord été qu’une compensation à l’absence de Melisendra, puis un prétexte à une confrontation avec Bard.
— Les femmes que je prends sont toujours consentantes, mon amour, dit-il, se demandant pourquoi il prenait la peine de lui donner des explications. Que lui arrivait-il, depuis quelques mois ? Il s’agissait d’une captive, une femme que Bard m’avait ordonné de lui ramener.
C’est ça. J’enrageais d’aller lui chercher une femme. Je ne suis pas son maquereau !
Avec colère, il identifia la cause de son ressentiment, et Melisendra, entrant en rapport mental avec lui, dit :
— Ça m’étonne. Bard rencontre peu de cruelles. Et, bien que la Princesse Carlina ait fui la cour, paraît-il, il avait été question de les marier quand ils étaient adolescents.
Alors qu’elle continuait à suivre sa pensée, elle porta ses petites mains à sa bouche et le regarda, consternée.
— Carlina, au nom de la Déesse ! Il t’a envoyé… encourir le courroux d’Avarra à sa place, il a détourné la malédiction sur toi !
— Je ne crois pas que c’était la seule raison, dit Paul, lui expliquant qu’il était insensible aux sorts du Lac du Silence.
Elle écouta, troublée, secouant la tête avec désespoir.
— Tout homme qui pose le pied sur l’Ile sacrée doit mourir…
— D’abord, dit Paul, je n’ai pas peur de votre Déesse. Je l’ai dit à Carlina. Et elle est sa femme…
Melisendra secoua la tête.
— Non, la Déesse l’a appelée. Peut-être est-ce à travers elle que frappera la vengeance d’Avarra. Mais il n’y échappera pas.
Elle frissonna, livide d’horreur.
— Je pensais que même Bard avait compris la leçon quand il n’avait pu envahir l’île, murmura-t-elle. Je ne le hais pas ; c’est le père de mon fils, et pourtant… et pourtant…
Elle se mit à arpenter la pièce, absente, désolée.
— Et le châtiment de celui qui viole une prêtresse d’Avarra… est terrible ! D’abord, il a encouru l’inimitié de la Sororité qui est sous la protection de la Déesse, et maintenant, ça.
Paul la regarda, troublé. Toute sa vie, il avait sincèrement pensé que les femmes voulaient être dominées, qu’au plus profond de leur féminité elles désiraient être prises, et que si elles ne le savaient pas, un homme ne faisait pas de mal en leur révélant leur véritable désir. À regarder Melisendra, il ne doutait pas qu’elle sût ce qu’elle voulait, et c’était pour lui une pensée nouvelle et dérangeante. Pourtant, Bard l’avait prise contre sa volonté… Il s’aperçut qu’il n’avait aucune envie d’approfondir cette idée, ou qu’il se surprendrait prêt à tuer Bard.
Je ne veux pas tuer Bard ; il est, en quelque sorte, devenu une partie de moi-même…
— Mais qu’en est-il des Sœurs de l’Épée, Melisendra ? Elles vivent parmi les hommes ; elles ont le droit d’étaler leur féminité, mais on ne peut pas les toucher ? Je conviens que les femmes qui restent à la maison, protégées par leurs hommes, ne doivent jamais être touchées, mais ces femmes-là ont renoncé à leur protection…
— Crois-tu donc que toutes les femmes sont identiques ? Je ne connais pas les Sœurs de l’Épée, quoiqu’il me soit déjà arrivé de parler à certaines d’entre elles. Je sais très peu de chose sur leur vie, mais, si elles choisissent de porter les armes, je ne vois pas pourquoi elles ne pourraient se battre en paix…
Réalisant ce qu’elle venait de dire, elle éclata de rire.
— Non, je ne voulais pas dire ça. Elles devraient pouvoir se battre si elles le veulent ; pourquoi un accident de la nature devrait-il les priver de faire la guerre, si elles aiment mieux ça que la couture, la broderie ou la cuisine ?
— Bientôt, dit Paul, souriant de sa véhémence, tu vas me dire que les hommes devraient avoir le droit de passer leur vie à broder des coussins et à laver des couches !
— Doutes-tu que certains hommes soient plus faits pour ça que pour la guerre ? demanda-t-elle. Et qu’ils préféreraient porter des jupes et rester à la maison pour faire le porridge ? Une femme, au moins, peut se marier, devenir leronis, ou prêter serment à la Sororité, se percer l’oreille et prendre les armes, mais Dieu protège l’homme qui désire être autre chose qu’un guerrier, un laboureur ou un laranzu ! Pourquoi une femme qui porte l’épée devrait-elle être violée si elle est prisonnière ? Je suis une femme – aimerais-tu qu’on me traite ainsi ?
— Non, dit Paul. Je tuerais tout homme qui s’y risquerait, et lui infligerais une mort douloureuse ; mais tu es une femme, et elles…
— Et elles, elles sont aussi des femmes, l’interrompit-elle avec colère. Les hommes ne trouvent pas les femmes hommasses et ne les soumettent pas au viol si elles grattent la terre avec leur charrue pour nourrir leurs enfants orphelins, ou si elles gardent les troupeaux dans le désert. Tout le monde se moque d’un homme qui viole une bergère ou une pêcheuse solitaire, dit qu’il est incapable de trouver une femme consentante ! Pourquoi les guerrières sont-elles seules à être soumises à cette indignité ? Quand tu captures un ennemi, tu lui prends ses armes et le forces à te payer rançon (autrefois, tu pouvais même l’obliger à te servir pendant un an), mais tu ne le forces pas à coucher avec toi !
— Bard n’a rien dit d’autre, répondit Paul. Il a ordonné qu’elles soient traitées honorablement en prisonnières de guerre, et affirmé qu’il ferait fouetter tout homme qui désobéirait.
— Vraiment ? dit-elle. Tu ne pouvais rien m’apprendre de mieux sur Bard di Asturien. Peut-être qu’en vieillissant, le loup sauvage s’estompe en lui pour faire place à l’homme…
Paul la regarda d’un œil incisif.
— Tu ne le hais pas, n’est-ce pas, Melisendra ? Pourtant, il t’a violée…
— Oh, mon chéri, dit-elle, ce n’était pas un viol ; j’étais assez consentante, même s’il est vrai qu’il m’avait jeté un charme d’amour. Mais j’ai appris depuis que c’est assez fréquent, même si les femmes ne s’en aperçoivent pas. J’espère que la Déesse Avarra lui pardonnera d’aussi bon cœur que je lui ai pardonné.
Elle l’entoura de ses bras.
— Mais pourquoi parler de lui ? Nous sommes ensemble, et il est peu probable qu’il vienne nous déranger ce soir.
— Non, dit Paul. Je crois que Bard ne manquera pas de choses pour lui occuper l’esprit. Entre Dame Carlina et le courroux d’Avarra, je ne crois pas qu’il pensera beaucoup à nous.
Carlina pleurait depuis longtemps ; ses sanglots s’étaient enfin calmés, et elle gisait sur le lit, immobile, des larmes s’échappant encore de ses paupières gonflées et mouillant l’oreiller.
Bard dit enfin :
— Carlina, ne pleure plus, je t’en supplie. Ce qui est fait est fait. Je suis désolé d’avoir dû te faire mal, mais maintenant, ça ira mieux, et je te donne ma parole de ne plus jamais te brutaliser. Jusqu’à la fin de notre vie, Carlina, nous vivrons heureux ensemble, maintenant que tu ne me repousses plus.
Elle se tourna vers lui et le regarda, médusée, les paupières si gonflées qu’elle le voyait à peine. Elle dit, d’une voix rauque :
— Tu y crois vraiment encore ?
— Bien sûr, ma bien-aimée, ma femme, dit-il, cherchant à prendre sa petite main, mais elle la retira.
« Miséricordieuse Avarra, explosa-t-il, pourquoi les femmes sont-elles si déraisonnables ?
Elle le regarda, avec un étrange petit sourire, et dit :
— C’est toi qui invoques la merci d’Avarra ? Le jour viendra, Bard, où tu ne jureras plus si facilement. Tu as renoncé à toute prétention à sa miséricorde, quand tu m’as fait enlever, et de nouveau hier soir.
— Hier soir…, dit Bard en haussant les épaules. Avarra est Dante de la Naissance et de la Mort – et du foyer ; elle ne peut sûrement pas se courroucer en voyant un homme prendre sa femme, qui a été sa fiancée avant qu’elle prête son serment félon à la Déesse. Et si c’est une Déesse qui s’immisce entre les maris et les femmes, je jure de détruire son culte partout dans le royaume.
— La Déesse est la protectrice de toutes les femmes, et elle punira ce viol.
— Tu prétends toujours avoir été violée ?
— Oui, répondit-elle, implacable.
— Je ne pensais pas que tu y attachais tant d’importance. Ta Déesse m’est témoin que tu n’as pas résisté…
— Non, fit-elle à voix basse, mais il entendit les paroles imprononcées : J’avais peur… Il l’avait prise, une deuxième fois, et elle n’avait pas résisté, ni tenté de le rejeter, mais elle était restée passive, se laissant faire comme une poupée de chiffons.
Il la regarda avec mépris.
— Aucune femme ne s’est jamais plainte de moi après. Tu y viendras aussi, Carlie, avec le temps. Pourquoi ne veux-tu pas avouer honnêtement tes sentiments ? Toutes les femmes sont les mêmes ; au fond de vous, vous désirez un homme qui vous prenne et vous domine. Un jour tu cesseras de me résister et tu reconnaîtras que tu me désirais autant que je te désirais. Mais il a fallu que je t’oblige à l’admettre. Tu étais trop orgueilleuse, Carlie. Il a fallu que je brise ton orgueil avant que tu avoues que tu me désirais.
Elle s’assit dans le lit, tendant le bras vers la cape noire d’Avarra. Il la lui arracha et la jeta dans un coin avec colère.
— Je ne veux plus te voir porter ces maudites nippes !
Elle haussa les épaules et se leva, aussi droite et fière dans sa chemise déchirée que si elle avait été en robe de cour. Les larmes inondaient toujours son visage, mais elle les essuya d’une main impatiente. D’une voix rendue rauque par les larmes, elle dit, calmement, froidement :
— Crois-tu réellement cela, Bard ? Ou est-ce ta façon de te protéger pour ignorer le mal que tu as fait, pour ignorer quelle misérable excuse c’est pour l’homme que tu es vraiment ?
— Je ne suis pas différent des autres hommes, dit-il, sur la défensive. Et toi, ma chère Carlina, tu n’es pas différente des autres femmes, sauf par l’orgueil. J’ai même connu des femmes qui se tuaient plutôt que d’avouer à un homme que leurs désirs n’étaient pas différents des leurs – mais je te croyais plus honnête que ça, je croyais que tu t’avouerais, maintenant que la situation est devenue irréversible, que tu me désirais…
— Ça, murmura-t-elle, c’est un mensonge. Un mensonge. Et si tu y crois, c’est simplement parce que tu n’oses pas savoir ce que tu es et ce que tu as fait.
Il haussa les épaules.
— Au moins, je connais les femmes. J’en ai connu assez depuis mes quatorze ans.
Elle secoua la tête.
— Tu n’as jamais rien su sur les femmes, Bard. Tu n’as su que ce que toi-même voulais croire, et c’est très différent de la vérité.
— Et quelle est la vérité ? dit-il avec un mépris cinglant.
— Tu me la demandes, mais tu as peur de la connaître, n’est-ce pas ? dit-elle. As-tu jamais essayé de découvrir la vérité – la vérité vraie, Bard, et non les mensonges consolants que les hommes se racontent pour pouvoir vivre avec ce qu’ils sont et ce qu’ils font ?
— Suggères-tu que je devrais la demander à une femme et écouter ses mensonges à elle ? Je te le répète, toutes tant qu’elles sont – et toi aussi, Carlina –, elles veulent être dominées, elles veulent qu’on brise leur orgueil afin de pouvoir reconnaître leurs désirs réels…
Elle eut un petit sourire et dit :
— Si tu en es convaincu, Bard, tu n’hésiteras pas à connaître la vérité vraie, d’esprit à esprit, de sorte qu’aucun ne pourra mentir à l’autre.
— Je ne savais pas que tu étais leronis, répondit Bard, mais je suis assez sûr de moi pour ne pas craindre ce que je verrai si tu as le courage de m’ouvrir ton esprit.
Carlina toucha sa gorge, où était suspendue la pierre-étoile dans son sachet de cuir à une lanière de cuir tressé.
— Qu’il en soit ainsi, Bard, dit-elle. Et qu’Avarra ait pitié de toi ; car, moi, je n’aurai pas plus pitié de toi que tu n’as eu pitié de moi hier soir. Connais donc ce que je suis – et ce que tu es.
Elle développa sa pierre, et Bard ressentit une légère nausée devant la pierre bleue et les rubans de lumière qui se mouvaient à l’intérieur.
— Vois, dit-elle d’une voix grave. Vois de l’intérieur, puisque tu le désires.
Pendant un moment, Bard ne ressentit rien, qu’une impression de distance, d’étrangeté, puis il sut qu’il se voyait lui-même dans le passé, tel que Carlina le voyait quand il était arrivé à la cour en qualité de frère adoptif ; grand garçon gauche et mal dégrossi qui ne savait pas danser, et qui se marchait sur les pieds… Est-ce quelle avait de la pitié pour moi ? Ou plus que de la pitié ? Non, il se vit par ses yeux, beau, effrayant, et même un peu séduisant, grand garçon qui était un jour allé lui chercher son chaton dans un arbre et soudain, alors qu’elle débordait de reconnaissance à son égard, il avait menacé de tordre le cou à la petite bête, de sorte que la gratitude avait fait place à la peur, s’il peut faire ça à un petit chat, qu’est-ce qu’il me fera à moi ? Pour elle, il était énorme, effrayant, aussi grand que le monde, et quand on avait parlé de les fiancer, elle avait d’abord pensé à lui comme à un mari possible, puis il sentit en elle la répulsion terrifiante à l’idée de ces bras qui allaient l’écraser, de ces mains rudes qui allaient la toucher, et du baiser qu’elle avait reçu de lui, honteuse et récalcitrante ; et la colère de Carlina contre lui quand elle avait tenu Lisarda sanglotante dans ses bras, ne sachant pas ce que Bard avait fait ni pourquoi, seulement qu’il s’était servi d’elle, qu’il l’avait humiliée, déshonorée, et qu’elle n’avait pu lui résister, malgré sa haine de ce qu’il lui avait fait et de la façon dont il l’avait fait consentir à son propre viol…
Puis la fête du solstice d’hiver, quand il l’avait attirée dans la galerie, et qu’elle savait ce qu’il voulait d’elle, de gré ou de force, ce qu’il avait aussi obtenu de Lisarda ; sauf que c’était pire encore pour elle, car elle savait ce qu’il voulait et pourquoi…
Ce n’est pas moi que Bard désire, c’est seulement, par orgueil, la fille du roi pour devenir le gendre du souverain ; il n’a ni identité ni rang à lui ; en épousant la fille du roi, il obtiendra la légitimité qui lui manque… Et il désire mon corps… comme il désire le corps de toutes les femmes qu’il voit…
Bard ressentit la nausée de Carlina à son contact, sa répulsion quand elle avait senti sa langue s’introduire dans sa bouche, ses mains sur elle, et son soulagement indicible quand Geremy était intervenu. Par ses yeux, il se vit tirer la maudite dague sur Geremy, il entendit les cris de Geremy et vit ses convulsions de douleur…
— Assez, supplia-t-il tout haut.
Mais la matrice le retenait sans pitié, l’enfonçant dans la honte que ressentait Carlina de l’avoir admiré un jour, d’avoir éprouvé les premiers émois du désir à son sujet… C’était comme s’il avait écrasé de ses propres mains les germes de ces sentiments, de sorte qu’elle l’avait regardé partir en exil avec indifférence ; et c’était aussi comme si ses mains brutales posées sur elle lui avaient ôté à jamais tout désir de se marier. Quand on lui avait proposé d’épouser Geremy, elle avait fui dans l’Ile du Silence, et là, la paix et la sérénité avaient effacé ces souvenirs de sa mémoire… ou presque. Bard eut l’impression qu’il allait bégayer de terreur en ressentant avec Carlina l’épouvante d’être seule, ligotée et bâillonnée… impuissante, totalement impuissante… dans une litière traînée par des chevaux, emportée elle ne savait où, pour être remise aux mains d’elle ne savait qui. Chaque émotion de Carlina s’enfonçait en lui comme un poignard, sa peur des inconnus, son épouvante en voyant Bard – croyait-elle – regarder haineusement dans sa litière, sachant qu’elle ne pouvait attendre aucune compassion de son orgueil et de son ambition. Il revécut avec elle sa tentative de fuite quand, libérée un moment pour se soulager, elle avait couru comme un chervine décorné, pour se faire reprendre, luttant comme une tigresse (et, au milieu de la terreur, la satisfaction momentanée de sentir ses ongles s’enfoncer dans la joue de Paul), avant d’être jetée comme un paquet dans la litière. L’humiliation de rester bâillonnée et ligotée pendant des heures, la honte de croupir dans sa propre urine. Et, quand on l’avait ramenée dans ses anciens appartements, la conscience d’avoir perdu la partie, de se trouver dans une situation sans issue ; puis, trop épuisée pour résister encore, la honte de s’entendre donner sa parole juste pour qu’on desserre un peu les liens qui lui blessaient la chair, prendre un bain et un peu de nourriture. Maintenant, je ne pourrai plus jamais penser que je suis brave…
Quand Bard l’avait rejointe, elle était déjà presque résignée. Bard sentit avec Carlina la terreur qui inspirait sa prière, Mère Avarra, aide-moi, sauve-moi, protège-moi, moi qui me suis engagée envers toi par serment, ne permets pas que cela arrive… pourquoi cela doit-il arriver, pourquoi m’abandonnes-tu, j’ai toujours été fidèle à mes vœux, je t’ai servie fidèlement… et l’horrible impression d’abandon lorsqu’elle avait réalisé que la Déesse ne viendrait pas à son secours, que personne ne viendrait à son secours, qu’elle était seule avec Bard et qu’il était plus fort qu’elle…
Terreur mortelle et affreuse humiliation quand il avait arraché ses vêtements, empalé son corps, déchiré sa chair, mais, pis que la souffrance, l’horreur de savoir qu’elle n’était qu’un objet dont il se servait. Le membre de Bard qui la fouillait jusqu’au plus profond de son être, et son sentiment d’indignité et de dégoût à se laisser prendre ainsi, la haine et l’horreur qu’elle ressentait à l’idée qu’elle ne l’avait pas forcé à la tuer d’abord, qu’elle n’avait pas résisté jusqu’à la mort ; et rien, absolument rien de ce qu’il avait pu lui faire n’était pire que cela… et quand sa semence avait jailli en elle, la conscience et la peur de sa vulnérabilité, la crainte de n’être qu’une matrice pour son enfant, son enfant… horrible et détestable parasite qui allait pousser dans son corps vierge… mais elle l’avait laissé faire, elle aurait pu lutter davantage, elle n’avait que ce qu’elle méritait…
Bard ne savait pas qu’il se tordait sur le sol en hurlant comme Carlina n’avait pas hurlé, se mordant les lèvres, pauvre chose battue, vaincue. Le monde ne fut plus que ténèbres et sanglots quand il revécut l’horreur de Carlina d’être prise, utilisée une seconde fois, l’horreur de réaliser qu’il avait pris plaisir à cette barbarie… puis le mépris et le désespoir de Carlina, pensant qu’elle n’avait que ce qu’elle méritait…
Mais ce ne fut pas tout. Mystérieusement, son laran s’était éveillé et lui apportait un flot d’autres souvenirs qui le traversaient comme un torrent furieux. Il se vit par les yeux de Lisarda, nu, monstrueux, déroutant, semant la douleur et le viol… Il se vit par les yeux de Melisendra, pleine de haine pour son charme d’amour et pour le plaisir ressenti qui la faisait se mépriser, sa crainte d’être humiliée et de perdre la Vision, sa terreur de la punition et de la langue acérée de Dame Jerana, et, pis, la pitié de Melora…
Il se revit sur la rive du Lac du Silence, où une prêtresse en robe noire l’avait maudit, et alors les visages de tous ceux qu’il avait spoliés et tués lui apparurent, rongeant son âme, et il se tordit en hurlant sous le coup d’une prise de conscience si profonde qu’elle l’anéantissait ; il se vit comme une pauvre chose honteuse… quelle misérable excuse pour l’homme que tu es vraiment… et il sut que c’était vrai. Il avait regardé jusqu’au fond de son âme, et ne l’avait pas trouvée belle ; et, de tout son cœur, il aspira à la mort tandis que les révélations continuaient… continuaient… continuaient sans fin…
Enfin, ce fut fini, et il resta prostré sur le sol, dans les douleurs de la régression. Quelque part, à des millions de kilomètres, au-delà des lunes, la vengeresse Avarra rangea sa matrice, et des ténèbres bienheureuses ensevelirent le monde.
Des heures plus tard, la lumière commença à reparaître. Bard remua, entendant une voix dans un tourbillon de haine, de mépris et de remords.
Bard, je crois que vous êtes deux hommes… et l’autre, je le chérirai toute ma vie…
Melora, qui l’avait aimé et estimé. Melora, la seule femme aux yeux de qui il ne s’était jamais perdu.
Même mon frère, même Alaric, s’il savait ce que j’ai fait, il me haïrait. Mais Melora connaît ce qu’il y a de pire en moi, et ne me hait pas. Melora…
Il s’habilla comme un somnambule, puis contempla Carlina, qui gisait en travers du lit, épuisée. Elle n’avait pas eu la force de ramener sa cape sur son corps ; elle portait encore sa chemise déchirée, tachée de sang, et ses yeux rougis par les larmes étaient profondément enfoncés dans ses orbites. Il la considéra, étreint d’une terrible épouvante, se disant : Carlie, je n’ai jamais voulu te faire mal ; qu’ai-je fait ? Marchant sur la pointe des pieds, pour éviter qu’elle se réveille et le regarde avec cette expression terrible, il sortit de la chambre. Melora ! Il n’avait plus qu’une idée en tête, retrouver Melora, qui, seule, pourrait guérir ses blessures… Pourtant, Bard était soldat avant tout et, malgré son désir de dégringoler l’escalier et de courir à son cheval, il se contraignait à prendre le chemin de ses appartements.
Paul leva les yeux, consterné, à son entrée. Il allait dire, grands dieux, mon vieux, je croyais que tu avais passé la nuit avec ta femme, mais on dirait que tu t’es battu avec tous les diables de l’enfer… mais il se tut en voyant ses yeux. Qu’est-ce qui lui était arrivé ? Bard regarda Melisendra, en robe de chambre verte, les cheveux relevés à la diable à la sortie de son bain, puis détourna les yeux, l’air tourmenté.
— Bard, dit-elle, de sa voix douce et musicale, qu’est-ce que tu as, mon ami ? Tu es malade ?
Il secoua la tête.
— Je n’ai pas le droit… pas le droit de te demander ça…
Et Paul fut étonné et choqué de sa voix rauque.
— Pourtant… au nom d’Avarra… tu es une femme, et je te supplie d’aller aider Carlina ; je ne veux pas… pas l’humilier davantage devant… devant ses servantes, en les laissant la voir dans cet état. Je…
Sa voix se brisa.
— Je l’ai détruite. Et elle m’a détruit.
Il leva la main, refusant d’entendre ses questions, et Melisendra comprit qu’il avait atteint l’extrême limite de son endurance.
Il se tourna vers Paul, rassemblant les vestiges de son ancienne autorité.
— Jusqu’à mon retour… jusqu’à mon retour, tu es le Seigneur général de l’armée d’Asturias, dit-il. C’est arrivé plus tôt que prévu, c’est tout.
Paul ouvrit la bouche pour protester, mais Bard était déjà sorti. Quand le bruit de ses pas se fut éteint dans le couloir, Paul se tourna vers Melisendra, stupéfait et atterré.
— Bon sang, qu’est-ce qui lui est arrivé ? On dirait qu’il a enduré toute la colère de Dieu !
— Non, dit doucement Melisendra, de la Déesse. Je crois qu’il s’est trouvé face à face avec le courroux d’Avarra, et qu’elle n’a pas été tendre envers lui.
Elle écarta la main de Paul.
— Il faut que j’aille auprès de Dame Carlina ; il me l’a demandé au nom de la Déesse, et c’est une requête qu’aucune femme ou prêtresse ne peut refuser.